lundi 19 janvier 2009

Rabih Abou Khalil en salle, et au disque…


Du blues à l’oud ?
Saviez-vous que Rabih Abou Khalil était un fin et piquant humoriste doublé d’un audacieux bluesman ? Pour ma part, je l’ignorais, et ne l’ai découvert que samedi 17 janvier, lors de son passage à la Maison de la Musique de Nanterre.
Qu’il soit un savant musicien, un recruteur émérite de talents cosmopolites, qu’il ait un certain sens de l’humour, cela ne peut échapper à personne. Il n’y a qu’à prendre connaissance des informations portées sur ses albums (récents ou moins récents), et à prêter un peu l’oreille à la musique qu’ils contiennent pour s’en rendre compte. Et pour l’humour, reconnaissons qu’un musicien qui intitule ses compositions «Mourir pour ton décolleté» ou «Best if you dressed less» (sur l’album Songs for Sad Women), «The Lewinsky March» (sur Cactus of Knowledge) ou «Ma muse m’amuse» (que l’on trouve sur plusieurs disques, dont Morton’s Foot), ne peut pas être foncièrement mauvais. Mais sa prestation à l’oud ce soir là l’apparente carrément à la grande famille des guitaristes, en le sortant de son aura de musicien «ornementaliste» marqué par le folklore oriental.

En ce concert du début 2009, c’est tout d’abord une puissance insoupçonnée qui se dégage du groupe, dès l’exécution du premier morceau, déjà mené tambour battant par le jeune drummer américain Jarrod Cagwin. Tiens, et pourquoi est-il américain, ce monsieur ? Nous l’apprendrons dès la fin du premier morceau, quand, déjà, Rabih s’empresse de nous faire la présentation (au vitriol !) de ses comparses. Pourquoi américain, disais-je ? Mais, tout simplement pour rendre hommage à ce peuple «qui s’intéresse à la culture musicale arabe depuis le moyen-âge, et l’a encore récemment prouvé au cours de plusieurs expéditions, notament en Irak». Ce Jarrod là, installé à sa gauche (vu de la salle), illuminera tout le set d’un jeu complexe et inventif, rapide et virtuose.

L’accordéoniste Luciano Bondini est assis à la droite de Rabih, qui continue : «Luciano joue d’un instrument assez facile puisque muni de touches aux couleurs bien définies, noires, blanches et grises. Un instrument pour enfant, quoi !». Et qui en jouera avec une magique dextérité et un air constament inspiré.

Positionnés à l’arrière, tels deux imposants gardes du corps (désolé messieurs), «Monseigneur» Gavino Murgia, déjà compétent au saxophone, carrément ahurissant (et guttural) au chant - pour ne pas dire au borborygme, ou alors à une forme de scat très … primale - et le français Michel Godard, grand maître de la gravité - c'est-à-dire de la guitare basse et surtout du tuba - que Rabih a quand même préféré à un musicien bavarois, même si ces derniers sont les spécialistes incontestés de cet instrument. Mais pas de teuton tubiste dans cet effectif, car «leur sens du groove et leur propension à se dandiner un peu trop fougueusement d’un pied sur l’autre» (!) exaspèrent le pourtant gentil Rabih.

Du vrai groove, il y en aura d’ailleurs en permanence, au cours de ce set qui file bon train sans que l’on se rende compte du temps qui passe. Et de l’humour musical aussi, comme dans «Lobotomie Mi Baba LU», où Murgia le baryton s’en donne à cœur joie, si ce n’est à gorge déployée (car ses poussées vocales restent singulièrement rentrées, etranglées, et c’est bien là l’une des originalités du morceau). Les morceaux s’enchaînent, tous introduits par de croustillantes explications. On apprend par exemple que l’ananas des pizza hawaïennes servies en Afghanistan n’est pas là pour des raisons gastronomiques, mais pratiques : il s’agit de cacher les petits morceaux de jambon. «Dr Gieler Wiener Schnitzel» est un hommage à un dentiste autrichien de ses amis, cuisinier de tournée, qui confectionnerait un schnitzel merveilleux susceptible de rendre leur vue aux aveugles, leur voix aux muets, et quasiment leurs bras aux manchots ! Suis le très relevé «Fish & Ships & Mashy Peas», et pour continuer dans le musico-gastronomique, un savoureux «Croissant» …
De nombreuses compositions originales, dont celle dédiée à une usine productrice d’un nouveau modèle de tapis volant, et qui vient juste de mettre au point de chaussures du même métal… Bien entendu, on ne pouvait pas passer à côté de l’inspiration orientale présente dans la plupart des morceaux, mais qui ce soir là, restait l’une et non la seule des composantes des compositions jouées.

Une formation originale, un concert enthousiasmant, une salle surchauffée… Voila des moments musicaux comme on les aime !

Et au disque ?

Peu avant cela, Rabih Abou Khalil sortait fin 2008 son dernier album Em Português, entouré de la même formation, à laquelle s’ajoute le jeune chanteur portuguais Ricardo Ribeiro. Un recueil de poésies portuguaises de la plus haute tenue, tout en nuances, mais dont l’accompagnement musical s’écarte à l’évidence – et de manière assez réussie – de l’esprit strictement fado. Cet album sera le fil conducteur des prochains concerts de sa tournée de février 2009, qui l’amènera à Bilbao, Paris (à l’Alhambra, le 6), puis dans différentes villes d’Allemagne (où il a élu domicile). Nouveau passage en France le 6 octobre à Nancy, le 16 octobre à Vincennes et le 21 novembre dans le cadre du festival Jazz au fil de l'Oise.

En 2007, paraissait le savoureux Songs for Sad Women, enregistré en collaboration avec Gevorg Dabaghyan, jeune mais célèbre joueur de duduk (le haubois arménien), et toujours en présence de ses compères Godard (au serpent) et Cagwin (à la batterie). Nous sommes avec ce disque dans le cœur de métier de Rabih Abouh Khalil. Le maître y distille ici de longues, savoureuses et hypnotisantes compositions très marquées par le folklore méditérannéen. Une sorte de retour aux sources après quelques excapades musicales ici et là, pour cet infatigable créateur (près d’une vingtaine d’opus sur le label Enja depuis ses débuts en 1986).

Technique

Mention spéciale aussi pour la technique développée par son complice musicien et ingénieur du son émérite Walter Quintus. La quasi-totalité de l’œuvre d’Abou Khalil est enregistrée sur le label Enja Records par ce magicien du son. Les prises sont en général d’un très grand naturel, qui convient idéalement à ce type de formations acoustiques aux timbres recherchés et quelque peu inhabituels (au moins pour l’auditeur européen). Ce sont aussi des enregistrements qui cumulent précision et dynamique, et présentent un message d’une largeur de bande impressionnante. Des qualités susceptibles de produire leur effet même avec des installations modestes, mais qui prennent évidemment toute leur dimension sur de gros systèmes. Le plus pur plaisir d’écoute est garanti !

Signalons aussi que le disque Cactus of Knowledge est toujours disponible au format DVD-Audio (stéréo) auprès d’Enja Records.