mercredi 2 mars 2011

La Métamorphose revue par Michaël Levinas



L’Opéra sur le devant de la scène


Après avoir adapté Les nègres de Jean Genet, Michaël Levinas aborde de nouveau l’opéra avec La Métamorphose de Franz Kafka, récit écrit en 1915. 


Il s’agit d’une commande de l’Opéra de Lille, qui souhaite apparaître comme un acteur de la création contemporaine en France en dépit du contexte actuel, difficile aussi pour les institutions culturelles. Sa directrice, Caroline Sonrier, évoque une nécessaire «lutte contre le repli sur soi» et avoue son attrait pour l’écriture vocale du compositeur français. Lequel l’avait abordé, en 2008, en lui lançant un malicieux : «Il paraît que vous n'êtes pas intéressée par mon projet d’opéra ?» (dont elle avait déjà eu vent par Frank Madlener). Oh que si ! Il s’agit donc d’un projet de longue date, commencé en 2004, et d’un sujet tenu pour essentiel par le compositeur. 

Quelques deux mois avant la création du spectacle, Michaël Levinas avouait son angoisse avant l’envol de cette machine qu’il qualifie lui-même d’«opéra pour aujourd’hui», plutôt que de création contemporaine en tant que telle. Car il souhaite se dégager de l’emprise des courants et autres écoles de pensée, tout en restant fidèle à ses amours musicales : le goût de l’harmonie, l’expérience du spectralisme, la fascination pour la voix, ce qu’elle dit et ce qu’elle chante. Il y a par ailleurs selon lui la nécessité d’une programmation - et donc d’une écriture - opératique dans la société actuelle.

Mais cet opéra n’est pas la simple mise en musique d'un texte (en l’occurrence, la version française). Il s’agit plutôt, selon les propres termes de Michaël Levinas «d’une rencontre sémiotique entre une langue écrite et un discours musical, qui s’attaque à un mythe essentiel de la littérature moderne»Le compositeur, grand lecteur et féru de théâtre, a «entendu de l’opéra» dans ses multiples lectures de La métamorphose. Il dit d’ailleurs : «Il y a du théâtre dans ce texte, mais attention, on peut s’y brûler les ailes»

Le compositeur évoque aussi les thématiques abordées dans cette adaptation, et les nécessaires transgressions par rapport à l’oeuvre initiale - la première consistant tout simplement à adapter cette oeuvre pour la scène. Et il y a bien sûr transgression dans la mise en scène même de la métamorphose - dont Kafka rejetait toute idée de  représentation. Ce récit pose aussi un des thèmes cruciaux du théâtre et de l’opéra : la crise identitaire. Qui est derrière Gregor Samsa ? Quand devient-il réellement animal ? Qu’est-ce qui a changé dans son identité ? Toutes interrogations qui renvoient à la question : L'acteur est il lui-même, ou son rôle ? On sent aussi dans le propos de Levinas une possible référence à l’holocauste, dont La métamorphose serait un texte annonciateur, illustrant le rejet de l’autre, puis son anéantissement - ici par sa propre famille et ses proches.

La question de la temporalité est donc posée. Quand Gregor commence-t-il à se métamorphoser en cancrelat ? Y a-t-il un avant, un après ? Ce doute sera exprimé dans le découpage de l’action par de nombreuses analepses où le malheureux héros ne cessera de revivre sa douloureuse transformation, tandis que la dramaturgie musicale suggérera une chute sans fin. C’est ici que Levinas s’appuiera sur le ressort spectral et sa relation au temps si particulière. Il s’y réfèrera aussi pour harmoniser la voix du chanteur-titre après la métamorphose du personnage. Mais s’il y a recours à l’électronique de l’Ircam pour transformer la voix de Gregor, Levinas n’a pas voulu rendre la voix animale. Il recourt au processus d’hybridation de spectre (une technique qu’il connaît pour l’avoir déjà utilisée dans ses précédents opéras), en prolongeant son contenu harmonique et en intensifiant l’aspect bruitiste des consonnes. 

Michaël Levinas est parti à la recherche de la plasticité et de la musicalité de la langue française, souvent contestée par d’autres compositeurs. Des liens et antagonismes qui existent entre consonnes et voyelles. Sur la base d’une langue qui se veut neutre, non poétique, pure signification du mot. L’agencement du texte, la mise en dialogue des scènes, résultent d’ailleurs d’un long travail avec le librettiste Emmanuel Moses, mais dans un total respect du texte initial.

Pourtant, on sent ici une autre pierre angulaire du travail méthodique de Levinas, et son approche très réfléchie des relations entre sons et sens, qui l’ont conduit à reconnaître une métrique particulière dans cette langue, et à développer une syntaxe mélodique qui renvoie finalement à la forme du madrigal, où l’on retrouve un constant dialogue polyphonique entre les personnages... Cela définit un jeu permanent avec le phonème, «au delà du sens et du mythe, mais néanmoins soumis au sens et au mythe»Car bien qu’il ne s’agisse pas de la narration d’une histoire, Levinas a aussi souhaité se confronter avec la mémoire narrative du système tonal et effectuer un certain retour au lyrisme : la partition est à la fois expérimentale et expressive, le compositeur ne cachant pas son intérêt pour l’opéra romantique ou pour les opérettes du début du siècle dernier.

Pour la mise en scène, le compositeur a laissé champ libre à Stanislas Nordey, avec qui il avait déjà travaillé sur Les nègres. Quant à l’effectif musical, il sera constitué d’un petit ensemble d’une quinzaine de musiciens, dont deux clavieristes, un quintet à cordes comprenant deux contrebasses, quatre instruments à vent.

Cet opéra sera précédé par un prologue poétique intitulé «Je tu il», dont le texte est dû à l’écrivain Valère Novarina, initialement approché pour élaborer le livret de La métamorphose


La métamorphose, opéra de Michaël Levinas

Livret : Emmanuel Moses
Mise en scène : Stanislas Nordey
Ensemble Ictus dirigé par Georges-Elie Octors
Dans le rôle de Gregor : Fabrice di Falco
Informatique musicale Ircam : Benoit Meudic

Création à l’Opéra de Lille, les 7,9,11,13 et 15 mars 2011
2 rue des bons enfants,
59 000 Lille


Epilogue

Cette Métamorphose est le premier opéra d’une série de cinq élaborés à l’Ircam, qui se poursuivra avec Quartett de Luca Francesconi (Scala de Milan, avril et mai 2011), Luna Park de Georges Aperghis (Ircam, juin 2011, dans le cadre du festival Agora), La Nuit de Gutenberg de Philippe Manoury (Opéra de Strasbourg, septembre 2011, dans le cadre du festival Musica) et Re Orso de Marco Stroppa (Opéra Comique, mai 2012 & La Monnaie de Bruxelles, septembre 2012).




En 2011, ces aventures s'achèveront dans les studios de l’Ircam, qui s'apparentent aujourd’hui à la fameuse «camerata fiorentina» d'avant 1600, là où convergeaient les efforts de poètes, de musiciens, de théoriciens de la prosodie (aujourd'hui de la transformation vocale) et de princes mécènes qui en soutenaient l'expérimentation. De ces cénacles italiens aura surgi l’aventure et l’histoire d’un genre toujours vivace, l’opéra. Du laboratoire Ircam, une nouvelle fabrique d’un monde lyrique ?



Crédit photo M. Levinas : Olivier Roller