mercredi 16 juin 2010

Festival Agora 2010 - 4





Le Père - Michael Jarrell


A l'issue d'une longue période de gestation qui s'est étendue sur une dizaine d'années, les Percussions de Strasbourg viennent de créer Le Père de Michael Jarrell à Schwetzingenn, les 3, 4 et 5 juin derniers. Cette oeuvre de théâtre musical basée sur la pièce de Heiner Müller est une commande commune du ministère de la Culture et de la Communication, de l'Ircam-Centre Pompidou et du Festival de Schwetzingen. Elle est reprise à Paris du 17 au 19 juin, au Théâtre de l'Athénée, dans le cadre du festival Agora.

Signal sur bruit a pu se glisser à l'une des toutes dernières répétitions avant la création française, en fait presque un filage complet, et en rapporte quelques images inédites. Mais aussi des entretiens réalisés sur place avec les principaux protagonistes de cette création : le compositeur lui-même et son réalisateur en informatique musicale Serge Lemouton, Keiko Nakamura et Bernard Lesage, percussionnistes, et Jean-Paul Bernard, le directeur artistique des Percussions de Strasbourg. Mais malheureusement pas avec André Wilms, le metteur en scène, très préoccupé cet après-midi par le dispositif scénique et le réglage des éclairages...


Les propos recueillis donnent néanmoins un très bon éclairage sur cette pièce plutôt courte (55 mn), mais musicalement et thématiquement très forte. Une oeuvre qui jouit d'une mise en espace belle et sophistiquée faisant appel à la projection vidéo, mais de manière très discrète et intégrée. Une oeuvre pour ensemble de six percussions, trois chanteuses et un récitant, avec dispositif électronique, et qui s'appuie sur le système de reproduction sonore holophonique WFS (*), ardemment promu et défendu par l'Ircam.

Trois dates importantes, donc, dans la programmation d'Agora 2010.


«Langsam, langsam !»,
s'écrie souvent André Wilms,
qui tient à ralentir l'évolution
des personnages en scène

Commençons par l'interview de Michael Jarrell.

Signal sur bruit : Le théâtre de l'Athenée programme une de vos récentes créations, Le Père, à partir de jeudi. Qu'est-ce qui vous a poussé à mettre ce texte en musique ?

Michael Jarrell : L'idée d'adapter Le Père a germé en moi il y a assez logntemps. C'est un texte qui est très intense, violent même, parce que la référence du père est tout de suite cassée, dès le début de la pièce de Heiner Müller... Dès cette nuit de 1933 où les chemises brunes entrent dans l'appartement, le fils se lève et voit son père se faire frapper... avant qu'il disparaisse pendant plusieurs années.

SSB : Il y a d'ailleurs cette phrase terrible dans la pièce : «Le mieux c'est un père mort-né».

MJ : Ca en fait, c'est une disdascalie qui est au début du texte. Il y en a deux dans le texte, qui est en dix fragments. Entre le premier et le quatrième, je crois, il y a cette citation, et plus tard, il y a la référence à la mère, qui est comparée à une baleine bleue... Ca, c'est une référence à Lautréamont.


En fait, tout ce que peut représenter un père, c'est à dire un modèle, un protecteur, est réduit à néant pour cet enfant. Souvent, à un moment de la vie, on se rend compte que le père ne peut pas toujours être protecteur, tout a une limite, mais en tant que jeune enfant, il y a des choses qui sont prises comme des trahisons. A la fin, il y cette scène où il parle du fait que 20 ans plus tard, son père, qui était opposé aux nazisme, se retrouve à la fin de sa vie de travailleur à donner des pensions à des assassins d'ouvriers et des veuves d'assassins d'ouvriers. C'est aussi quelque chose de terrible pour son fils, qui ne parvient jamais à recréer le lien avec son père...


Mon idée était que cette violence devait être tout de suite perceptible, que la musique devait l'évoquer immédiatement, que l'on soit dans une situation très tendue, un peu excessive... Cette idée passait effectivement par les percussions, qui évoquent les coups, les gifles, les détonations des armes. Mais cette option est par moments contrecarrée par des sons beaucoup plus doux. L'idée également était de ne pas avoir de véritables personnages sur scène, comme on le voit à l'opéra.


Il y a trois femmes qui chantent - la mère, la grand-mère et la maîtresse du narrateur - mais elles illustrent des personnages dont on ne parle pas, la société des femmes... Elles ont là d'une manière impersonnelle, justement. Elles chantent toujours ensemble, elles incarnent cette musique un peu plus douce, qui représente l'image de la mère, un personnage toujours en retrait - la mère "qui revient à petits pas" - elles incarnent aussi une forme de confort, le confort d'un foyer...

SSB : Il était donc assez évident pour vous qu'il y aurait ces voix de femmes, l'ensemble de percussions et le narrateur, mais pas d'autre instrument ?

MJ : Oui j'ai pensé l'oeuvre comme ça dès le départ... Elle se compose de trois parties, entrecoupées par deux séquences uniquement électroniques, qui se veulent un espèce de prolongement ou d'intermède.

Sinon, toute la pièce est divisée en trois : il y a trois femmes, trois parties dans l'oeuvre, trois familles d'instruments par percussion, il y a trois espaces aussi. Il y a l'espace de la scène, l'espace instrumental et vocal, et la salle. Car mon intention intiale était que les musiciens soient dans la fosse d'orchestre, mais André Wilms n'a pas aimé cette idée... L'idée c'était : scène, fosse, et salle... puisqu'avec la WFS, on a la possibilité d'aller dans la salle...

Donc au départ, des échos électroniques devaient répondre aux percussions sur la scène, et ces coups devaient partir dans la salle en venant de très loin. Lors de la création que nous avons faite en Allemagne, il y avait près de 50 m de profondeur de scène, ces coups devaient se rapprocher du public grâce à la WFS... Mais le problème que nous avons eu, c'est que ces coups portés dans la salle par ce dispositif étaient vraiment... meurtriers pour le public ! Comme quelqu'un qui vous tape vraiment. Nous avons donc renoncé à cela, et nous avons décidé de projeter plutôt les passages murmurés, de non-dits... Cela fonctionne très bien, en tout cas au parterre...

SSB : Et la partie électronique ?

MJ : Nous sommes partis d'échantillons des voix et des percussions, c'est à dire uniquement des éléments qui proviennent de la formation en scène. 

Mais il n'y a pas de transformation directe du son par le dispositif. Ce sont des échantillons qui ont été enregistrés au préalable, qui ont été transformés avec des résonateurs MSP (**), ou avec des résonateurs Modalys (**), il en reste aussi quelques uns... La partie électronique est figée, nous ne la travaillons pas en direct, mais il y a deux percussionnistes équipés de pédales qui activent des séquences à des instants bien déterminés. Des séquences courtes, ou plus longues, de quelques minutes, avec quelques recouvrements.

Serge Lemouton (à gauche sur l'image) : L'écriture des sons dans l'espace pour le dispositif WFS a été faite à la fin, en Allemagne. Mais cela aurait pris beaucoup de temps de placer tous ces sons un par un... Et c'est une chose qu'il faut faire in situ. On ne peut pas le faire de façon abstraite dans un studio. La WFS joue avec la salle, ce n'est pas un ensemble de haut-parleurs conventionnel, la salle interagit vraiment avec le système. Nous devons porter une attention particulière à cela... Il faut refaire des réglages très différents à chaque fois...

MJ : Pour moi, la WFS est une technique très jeune, encore expérimentale... On a pas assez de recul. Il y a certaines choses que l'on observe, le système fonctionne très bien lorsqu'il est utilisé seul, on ne peut pas projeter de sons trop forts, et ce n'est pas du tout comme un système de haut-parleurs traditionnels...

SL : Effectivement, il faut faire autre chose avec... Il faut faire des choses différentes... A l'Ircam avec Michael nous avons travaillé sur ce projet pendant près d'un an et demi... par petits stages d'une semaine environ...

SSB : Vous avec choisi d'utiliser, au sein des percussions classiques, le steeldrum. C'est un choix plutôt étonnant...

MJ : J'étais à la recherche d'un instrument à hauteurs définies mais pouvant faire le lien entre l'électronique des sons transformés et les sons joués en direct par les percussions. J'ai trouvé que le steeldrum se prêtait très bien à cela, c'est à dire que mélangés à d'autres timbres, cela peut donner l'impression d'une transformation du son. En plus le steeldrum est un peu faux et j'aime bien ça parfois. Ca aussi, c'est par rapport à l'électronique, car les hauteurs des sons traités sont souvent altérées...


Le narrateur,
interprété par le comédien Gilles Privat,
seul, face à lui-même...


(*) WFS : Wave Field Synthesis. Dispositif de reproduction sonore associant un réseau linéaire de nombreux haut-parleurs et une intelligence de pilotage, permettant de focaliser des sources sonores ponctuelles et stables ou en mouvement, mais dont la perception ne varie pas par rapport aux déplacements de l'auditeur.
(**) MSP, Modalys : outils logiciels de traitement du signal développés par l'Ircam.