mardi 24 novembre 2009

Introduction aux ténèbres - concert Ircam du 20 novembre 2009




Bientôt la fin du monde ?

Superbe et dense programme que celui de ce vendredi 20 novembre, donné en la grande salle de l’Ircam par une formation que l’on ne connaît que trop peu (tout au moins en région Ile-de-France) : L’Ensemble Orchestral Contemporain, basé à Lyon, dont la direction musicale est assurée par Daniel Kawka et la présidence d'honneur par le compositeur Hugues Dufourt. L'EOC sillonne la France et le monde et possède à son actif un répertoire des plus riches qui s'étend de Gilbert Amy à Frank Zappa, en développant longuement chaque lettre de l'aphabet...


Kreuzspiel – Karlheinz Stockhausen

Le nom de Karlheinz Stockhausen est volontiers associé à ce que le 20e siècle musical a pu produire de plus novateur, de plus inouï, de plus extrême. Il est un fait que le compositeur allemand a participé à la fondation ou est lui-même à l’origine de nombreux «concepts» de la musique moderne : modes d’écriture inédits à l'inspiration mathématique, exploration pointue du domaine électro-acoustique, modalités hors normes de mise en scène des formations musicales, intégration de répertoires et d’idiosyncrasies musicales extra-européennes. En somme, un parti pris de provocation et de remise en cause farouche de la tradition.

Tout cela fascine, mais peut aussi à l’occasion décevoir, lorsque l’on redécouvre des œuvres écrites il y a quelques décennies, dans des périodes où le respect du dogme révolutionnaire semblait parfois primordial, plus important que les œuvres elles-mêmes auxquelles il pouvait donner naissance.

Mais il y a chez Stockhausen, compositeur réputé difficile et illuminé, une pléthore d’œuvres qui, au-delà d’un formalisme un peu abrupt ou exotique, sont porteuses d’une musicalité tendue et poussée, confinant parfois au mysticisme, qu’il reste tout à fait possible d’apprécier de manière assez immédiate - et même probablement davantage au concert qu’au disque.



C’est bien le cas de Kreuzspiel, qui malgré son titre, n’est pas (seulement, ou du tout) une simple étude pour virtuoses. Réécoutée près de soixante ans après sa composition, Kreuzspiel étonne par son sens du drame presque contenu, parfois quasiment étouffé – et donc, de ce fait, démultiplié - posé par touches pianistiques tendues, tandis que trois percussions tissent un irrémédiable canevas rythmique syncopé. On peut aussi trouver dans cette œuvre les prémisses d’un jazz d’expérimentation sonore qui ne se développera que beaucoup plus tard –avec Cecil Taylor par exemple- ou même plus récemment encore avec des compositeurs-interprètes tels qu’Antoine Hervé ou Benoît Delbecq.
Une exécution brillante et juste, d'une tension dramatique parfaitement musicale, d’une pièce difficile où chaque attaque compte.


Octandre – Edgar Varèse

La note de programme énonçait qu'avec Density 21.5, Octandre est la seule pièce ne faisant pas appel à la percussion jamais composée par Varèse (*). Non percussive ? Voire ! On n'échappe pas à son destin de compositeur - et précisément lorsque l’on est hanté par la physique du son et ses contrastes dynamiques, comme a pu l’être le compositeur franco-américain. Et l’on décèle assez aisément dans cette œuvre une manière toute heurtée d'employer les vents, de faire claquer les accords, tandis que tel instrument soliste tente à son tour de faire entendre un message mélodique qui lui est propre.


Mais dans le cadre de ce programme, cette œuvre finalement assez calme et lisible n’était qu’une forme de calme précédant le cataclysme…



Introduction aux ténèbres - Raphaël Cendo

Si Kreuzspiel généra un relatif scandale lors de sa création à Darmstadt en 1952 - et si nombre de compositions de Varèse des années 20 et 30 ont dû beaucoup surprendre également - on ne saurait trop imaginer le tollé qu'aurait soulevé Introduction aux ténèbres si cette pièce avait été jouée à l'époque. Mais ceci n’est qu’une vaine expérience de pensée car, justement, en matière de création artistique comme dans toutes les autres disciplines humaines, l’Histoire est orientée. Et si des formes de retour en arrière sont possibles à tout moment, il y a des audaces qui ne peuvent être développées que lorsque certaines voies ont déjà été défrichées par ailleurs…

Il en va ainsi de la forme d’Introduction aux ténèbres, de l’énergie furieuse qu’elle véhicule pendant 45 minutes, de la nature et de l’éreintement systématique des sons qu’elle expose, et finalement de la manière dont elle restitue le contenu «biblique» qu’elle véhicule. Une audace infernale…

La lecture préalable de la note de programme, si elle laissait présager une œuvre sombre‚ ne pouvait d’ailleurs qu'effleurer sa véritable nature apocalyptique ! Car si apocalypse équivaut à révélation, comme le rappelle lui-même Raphaël Cendo, cela signifie aussi chez lui un déferlement radical de sonorités rugueuses et granuleuses.

L'EOC, quelques 3 secondes avant la fin du monde

En écoutant, en ressentant Introduction aux ténèbres, on pense sans doute d'abord à Xenakis. Mais chez Cendo, la volonté est de sculpter à même le bruit, de tracer les contours de formes chancelantes et ruinées, découpées sur les décombres de sonorités saturées à l’extrême. Plutôt que d'assembler minutieusement des myriades de trajectoires sonores finement calculées, en de denses clusters. On pense aussi au courant noisy rock, incarné par Sonic Youth, et aux diaboliques symphonies pour guitares électriques de Glenn Branca.

Mais ici, l’exploration de la granulation instrumentale et vocale est réalisée de manière absolue, dans le cadre d’un ensemble acoustique amplifié, un peu augmenté par l’électronique. Un effectif inhabituel mais finalement réduit : un «quatuor» de violoncelles à l'avant, trois cuivres, un vent, un piano, deux sets de percussions, plus les deux protagonistes principaux de cette descente aux enfers chantée, la contrebasse et le baryton.

L'exploit réalisé par Cendo – et bien sûr par le baryton Romain Bischoff, le contrebassiste Michaël Chanu et les musiciens de l’EOC - est d’entretenir sans relâche la sidération de l'auditeur pendant toute la durée de cette œuvre, dont il est évidemment très difficile de décrire l’indubitable progression. Car des climats de tension modulée se succèdent, mais sans échappatoire possible, comme le scande à plusieurs reprises une oppressante spatialisation sonore arrière qui semble prendre le public en étau.



On peut donc sans doute parler d’épreuve pour les musiciens (les répétitions !) mais pour l’auditeur également… Sa durée serait probablement jugée exagérée par qui n’est pas familier avec certaines hardiesses contemporaines. Rassurons-nous (!), elle reste quand même assez éreintante aussi pour les autres... Mais c'est le sujet qui le veut, et l'on sort fasciné de cette audition, conscient d’avoir assisté à la création (française en l’occurrence) d’une œuvre qui va marquer une «fin de début de siècle» douloureuse, qui n’en finit pas de tourner en rond.

Le chef Daniel Kawka (à gauche), Raphaël Cendo (au centre),

et les musiciens de l'EOC


Oui, il faut absolument que quelque chose advienne… que la flèche du Temps reprenne son essor !
Mais s'il ne s'agissait ici que de l'introduction aux ténèbres, que nous réserve donc la suite des événements ?

(*) Ce qui n’est d’ailleurs pas tout à fait exact, car Un grand sommeil noir et Poème électronique ne font pas non plus appel à la percussion.


A lire aussi : l'interview de Raphaël Cendo...